CHAPITRE ONZE

 

Cobb ronfla encore, cette nuit-là. Son genou douloureux réveilla Qwilleran à trois heures du matin. Il avala un cachet d’aspirine et écouta les ronflements assourdis à travers la cloison. Il se prit à souhaiter n’être jamais venu à Came-Village. Toute la communauté semblait prédisposée aux accidents et le mal était contagieux. Pourquoi diable avait-il payé un mois de loyer d’avance ? Aucune importance, il resterait là pour écrire ce reportage, puis il s’en irait. Voilà tout. Il devait se concentrer sur ce sujet et cesser de s’inquiéter des activités passées du défunt brocanteur.

Il ressentit alors une sensation familière, à la racine de ses moustaches et il commença à discuter avec lui-même :

— Il faut bien admettre qu’il y a quelque chose d’étrange dans la position du corps dans l’atelier d’Andy.

— S’il a été assassiné, c’est sans doute, un crime de rôdeur.

— Un voleur l’aurait frappé sur la tête et aurait pris la fuite. Or tout semble avoir été préparé, mis en scène.

— Si tu t’imagines que cela a un rapport quelconque avec un acteur, tu t’égares. Ben n’est qu’un vieux bonhomme inoffensif qui aime les animaux. Koko l’a adopté du premier coup.

— N’oublie pas cette avalanche qui s’est produite fort opportunément. Quant à Koko, il peut se montrer partial. Il n’aime pas Mrs. Cobb à cause de sa voix.

— Cependant, il serait intéressant de savoir comment elle s’est donné ce tour de reins, il y a deux mois.

— Tu fais fausse route. Elle n’a pas le tempérament d’une meurtrière. Ce serait plutôt le fait d’une femme froide, calculatrice, intelligente, comme Mary Duckworth.

— Tu es injuste, elle peut se montrer douce et compatissante. En outre, elle n’a pas de mobile.

— Vraiment ? Et sa dispute avec Andy ?

— Ils se sont probablement querellés au sujet d’une autre femme. Mais est-ce suffisant pour tuer ?

— Peut-être la menaçait-il ? Il se conduisait parfois de manière dogmatique et intolérante.

— Je voudrais bien que tu me laisses dormir en paix.

Qwilleran finit par s’assoupir. Le matin, il fut réveillé par deux chats affamés qui jouaient à saute-mouton sur son lit, en évitant miraculeusement son genou douloureux. Les chats avaient, décidément, un sens particulier, se dit-il, qui les empêchait de faire du mal à ceux qu’ils aimaient. Il leur ouvrit une boîte de crabe, en guise de déjeuner.

Un peu plus tard dans la matinée, il était en train d’appliquer une serviette humide sur sa jambe quand on frappa à la porte. Avec un soupir exaspéré, il clopina à travers la pièce pour aller ouvrir. Une assiette de tartelettes aux airelles à la main, Iris Cobb se tenait là, prête à sortir, avec son manteau et son chapeau sur la tête.

— Voici votre petit déjeuner.

— Merci. Vous allez me faire engraisser.

— Comment va votre genou ?

— Ces sortes de douleurs sont toujours plus pénibles le matin. J’essaie des compresses froides.

— Voulez-vous venir dîner avec nous, ce soir, vers sept heures ? Ainsi, vous n’aurez pas besoin de sortir. C. C. vous racontera des histoires sur Came-Village.

Voyant Qwilleran hésiter, elle ajouta :

— Il y aura un rôti et de la purée, un repas tout simple, avec une salade, du roquefort et un gâteau à la noix de coco pour dessert.

— Je viendrai, promit-il.

Dès qu’il fut habillé, il descendit en boitant pour aller chercher le journal au drugstore. Au comptoir, il mangea deux œufs durs et se donna une mauvaise digestion en lisant la chronique de Jack Jaunti qui avait la moitié de son âge et se permettait d’écrire un article plein de sagesse et d’esprit du haut de son ignorance juvénile.

Il passa le reste de la journée à soigner son genou et à taper à la machine. Chaque fois qu’il levait la tête, Yom-Yom venait se frotter au bas de son pantalon, tandis que Koko prenait un air concerné et ronronnait, lorsque Jim regardait dans sa direction.

À sept heures, des odeurs de cuisine montèrent chatouiller ses narines. Incapable de leur résister, il se leva pour aller chez ses voisins. En manches de chemise, sans cravate, C. C. était affalé dans un fauteuil, un verre de bière à la main. À l’arrivée de son invité, il grogna quelques mots de bienvenue, plus cordiaux que l’on ne pouvait s’y attendre. Iris avança une chaise :

— C’est du Charles II, dit-elle, la plus jolie pièce que nous possédions.

Elle lui montra d’autres trésors qu’il admira avec une réserve polie : une chouette empaillée, un portrait à l’huile d’une infante, un bureau d’apothicaire, avec deux douzaines de petits tiroirs que seul un apothicaire du siècle passé pouvait utiliser. Sur le dessus du bureau, une radio portative distillait de la musique pop. Jouant les hôtesses attentives, Mrs. Cobb servit un plateau avec des biscuits salés, des petits pâtés et des cocktails de jus de fruits.

— Qui essaies-tu d’impressionner avec tous ces chichis ? ricana son mari.

— Notre nouveau locataire, bien entendu.

C. C. tourna son beau visage mal rasé vers le journaliste :

— Si elle commence à vous appâter avec sa cuisine, méfiez-vous. Elle pourrait vous empoisonner, comme son premier mari.

Le ton était agressif, mais Qwilleran surprit un regard étonnamment affectueux.

— Si j’empoisonne jamais quelqu’un, ce sera Cornball Cobb. Voulez-vous entendre un témoignage accablant ?

Elle sortit le magnétophone acheté à la vente aux enchères, enroula la bande magnétique et appuya sur un bouton. Une succession de ronflements sonores se fit entendre.

— Vas-tu fermer ce maudit engin ? protesta C. C., plus amusé que vraiment fâché.

— Maintenant tu sais que tu ronfles, dit-elle, en riant. Tu ne voulais pas le reconnaître, en voilà la preuve formelle.

— C’est pour une pareille sottise que tu as dilapidé mon bel argent, péniblement gagné ?

— Cela servira de preuve, quand je demanderai le divorce pour cruauté mentale, dit-elle, en clignant de l’œil à l’adresse de leur convive.

— Quelle pitance nous as-tu préparée, ce soir ?

— Mon mari dénigre toujours ma cuisine, mais attendez de l’avoir vu à table !

— Je mange n’importe quoi, grogna-t-il, avec bonne humeur.

Une fois le repas commencé, il manifesta, en effet, un appétit remarquable.

— J’ai fait la connaissance des trois Parques, annonça Qwilleran.

— Que pensez-vous de la rousse ? s’enquit Cobb, entre deux bouchées. Si elle n’avait pas le pied dans le plâtre, elle vous aurait poursuivi jusque dans la rue.

— Je crois que vous avez rencontré Ben Nicholas, dit Iris, n’est-ce pas un drôle de type ?

— Il s’est mis en frais pour moi. Il m’a raconté qu’il avait joué la comédie à Broadway.

— La seule scène de Broadway où il se soit produit est le rayon des jouets des Grands Magasins Macy, ricana C. C.

— Ben adore jouer au Père Noël, ajouta sa femme, tous les ans, il endosse le costume et la barbe et se rend dans les hôpitaux pour enfants. Un jour, je l’ai vu ramasser un pigeon blessé pour le soigner.

— Il a un objet répugnant dans sa boutique, un chat naturalisé…, soupira le journaliste.

— C’est une pelote à épingles. C’était à la mode, au début du siècle.

— Son magasin lui suffit-il pour vivre, ou a-t-il un autre métier ?

— Ben a été riche, dit C. C., il gagnait beaucoup d’argent, avant que les impôts augmentent autant.

Mrs. Cobb eut un regard surpris vers son mari. Celui-ci termina son dessert et repoussa son assiette.

— Je vais faire de la récupération, cette nuit. Personne ne désire venir avec moi ?

— Où allez-vous ?

— Dans un quartier en démolition. La vieille maison Ellsworth a de beaux lambris en chêne. Russ dit que l’on a déjà retiré les vitraux et une grande partie des boiseries. Il faut se dépêcher.

— J’aimerais mieux que tu ne sortes pas. Il fait froid et la neige glacée est traître. En outre, tu sais que c’est illégal.

— Bah ! Tout le monde le fait. D’où crois-tu que le Dragon a tiré son chandelier russe ?

— C. C. a été pris, une fois, et il a dû payer une amende sévère, mais cela ne lui a pas servi de leçon.

— Ah ! Cela ne se renouvellera pas. Quelqu’un avait prévenu la police et je sais qui c’est.

— Allons prendre le café au salon, suggéra Mrs. Cobb.

C. C. alluma un cigare et Qwilleran bourra sa pipe en disant :

— Je crois comprendre que Came-Village n’est guère soutenu par la municipalité.

— Mon bon monsieur, on dirait que nous sommes des pestiférés dont il faut se débarrasser, dit Cobb. Nous avons demandé un meilleur éclairage des rues et la ville a refusé, parce que Came-Village aura disparu avant dix ans. Alors, nous avons sollicité l’autorisation d’installer de vieux becs de gaz, à nos frais, mais la ville a encore opposé son veto. Nous avions des ormes magnifiques, dans cette rue ; la municipalité les ayant fait couper pour élargir la chaussée, nous avons planté de jeunes arbres sur le trottoir et devinez ce qui est arrivé ? On les a arrachés pour élargir encore la rue de soixante centimètres !

— Raconte à Qwill ce qui s’est passé pour les enseignes.

— Ah ! oui, les enseignes. Nous en fabriquions tous dans de vieux bois et les autorités nous les ont fait retirer, sous prétexte que c’était dangereux. Russ a installé une enseigne en cèdre, équarrie à la main et on la lui a fait enlever, savez-vous pourquoi ? Parce qu’elle dépassait d’un centimètre ! Oui, monsieur, la ville ne souhaite ni plus ni moins que le déclin de ce quartier, afin que les spéculateurs puissent racheter les terrains à bon compte.

— Nous projetons de faire une fête pour Noël, afin d’attirer les clients, mais nous nous heurtons à tant d’interdits !

— Il faut une autorisation pour décorer les rues. Pour placer des haut-parleurs dehors, il faut l’accord du Comité contre le bruit. Si vous proposez l’attribution d’un prix pour un concours de vitrines, vous avez contre vous la commission pour la répression des jeux. Si vous voulez servir des rafraîchissements, c’est la ligue antialcoolique, et zut !

— Le Daily Fluxion pourrait peut-être aplanir vos difficultés ? Nous avons une certaine influence sur le conseil municipal.

— Pour le moment, je m’en moque. Je vais faire de la récupération.

— Je vous aurais bien accompagné, si je n’étais handicapé avec ce genou.

— N’y va pas seul, C. C. Ben ne peut-il te donner un coup de main ?

— Ce flemmard ? Il ne serait même pas capable de tenir la torche.

— Alors demande à Mike. Il acceptera, si tu lui glisses la pièce. Il commence à neiger, j’aurais préféré que tu restes à la maison.

Sans autre salutation, Cobb s’en alla, équipé d’une lourde veste, de bottes et d’une casquette en laine. Après une dernière tasse de café, Qwilleran se leva et remercia son hôtesse pour son excellent dîner.

— Croyez-vous que le Fluxion pourrait faire quelque chose pour cette fête ? demanda-t-elle, en l’accompagnant jusqu’à la porte, après lui avoir remis un paquet pour les chats. Cela signifie beaucoup pour C. C. Il est comme un enfant à Noël et je n’aime pas qu’on lui brise le cœur.

— Je vais m’en occuper, dès demain.

— N’est-il pas magnifique, quand il défend sa cause ? Je n’oublierai jamais le jour où je l’ai accompagné à une réunion du conseil municipal. Il s’est levé et a exprimé son point de vue avec tant de chaleur que le maire l’a prié de s’asseoir et de se tenir tranquille. Alors, C. C. lui a dit : « Écoutez, mon vieux, ne le prenez pas sur ce ton, après tout, c’est moi qui paie votre salaire ! » J’ai été si fière de mon mari que j’en avais les larmes aux yeux.

Qwilleran retourna chez lui et ouvrit la porte. Les chats sautèrent de leurs chaises dorées, sachant déjà ce que contenait le paquet qu’il tenait à la main. Yom-Yom se roula à ses pieds, tandis que Koko exprimait ses sentiments en termes claironnants. Jim se pencha pour caresser Koko. C’est alors qu’il aperçu un billet d’un dollar par terre, près de la fenêtre. Il était plié dans le sens de la longueur. Lui-même ne pliait jamais les billets de cette façon.

— D’où cela sort-il ? demanda-t-il aux chats ? Qui est venu ?

Il fallait que ce fût quelqu’un ayant une clef. Ce ne pouvait être les Cobb qu’il n’avait pas quittés de la soirée et en dehors de Ben… Quelle curiosité pousserait le vieil homme à entrer dans son appartement ? L’incident n’était pas grave en soi, mais il l’agaçait. Il retourna voir Iris.

— Quelqu’un s’est introduit chez moi. Pourrait-ce être Ben ? A-t-il une clef de mon appartement ?

— Seigneur non ! Pourquoi en aurait-il une ?

— Qui d’autre pourrait entrer ?

Une expression ravie parut sur le visage poupin d’iris Cobb.

— Ne me le dites pas, je sais, dit Qwilleran, en fronçant les sourcils, Mathilda passe à travers les murs.